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inSitu - Comment situer les savoir-être ?

Comment situer les savoir-être ?

Ça y est, elle revient dans mon champ d’action. Incontournable.

Un praticien en clinique de l’activité dirait sûrement que c’est une composante majeure de mes activités redoutées.

Cette fameuse notion de savoir-être.

C'est une notion qui me met toujours un peu mal à l'aise. Une notion coincée entre deux enjeux différents, qu'elle met en tension. Elle est au point de contact entre la finalité externe de la formation professionnelle ("développer" des professionnels accomplis ... et employables) et ses processus (de l'ingénierie de formation à la conduite pédagogiques). Et elle en révèle les contradictions. D'un coté accompagner la construction d'une professionnalité, de l'autre estimer la contribution potentielle de cette professionnalité au travail commun. D'un coté accompagner un professionnel en développement, en respectant ce qu'il est et comment il grandit, de l'autre s'interroger sur l'appariement entre une vision d'une personne et une vision d'un emploi.

Le problème, c’est que l’usage habituel de cette notion en fait facilement une qualité immanente de la personne. Une propriété « essentielle » : untel est ponctuel comme il pourrait être brun, ou breton.

Ce qui pose un millefeuille de problèmes, et peut amener à rater les deux cibles.

D’abord dans le champ pédagogico-formatif : à trop considérer les savoirs-être comme une qualité propre de la personne, on escamote le fait que la plupart de ce qu’on regroupe sous cette notion est en fait constitué de savoirs-faire, le plus souvent sociaux ou interactionnels. Ce qui amène souvent un sur-problème* : les aborder par l’injonction morale plutôt que par une démarche pédagogique d'accompagnement d'un apprentissage, tel qu’on le pratique pour d’autres savoirs-faire. Avec une efficacité qui est celle de l’injonction morale, c’est-à-dire à peu près nulle à moyen terme. Bref, la notion de savoir-être a tendance à dissimuler ce qui la compose, et à rendre son traitement pédagogique plus difficile.

Comme si ce n’était pas suffisant, la notion de savoir-être pourrait aussi rater sa visée RH légitime. Car à présenter les savoirs-être comme des propriétés permanentes des personnes, on peine à comprendre ce que ces savoirs-être deviennent dans la vraie vie. Pour reprendre l’exemple oh combien habituel de la ponctualité, qui n’a pas remarqué que les élèves engagés dans des parcours en alternance sont souvent beaucoup plus ponctuels en entreprise qu’en CFA ? Ils ne jaugent pas de la même manière les enjeux de chaque situation, et agissent différemment. Et ils le font car les savoirs-être renvoient en fait à "quelque chose" dont l'expression dépend de la manière dont les acteurs interprètent le contexte dans lequel ils doivent agir. Comme pour toute compétence située. Inférer la ponctualité en entreprise à partir de celle au Lycée est donc bien hasardeux. De même, untel qui coopère avec fluidité dans tel groupe ne trouvera pas sa place dans tel autre. Donc si l'on rate cette dimension située des savoirs-être, on invalide aussi son utilité RH.

La notion de compétences douces est souvent mobilisée dans l’idée de contourner ce double écueil. Mais, très souvent pensée à partir des mêmes éléments tout juste ré-étiquetés, elle se retrouve donc aussi souvent dans les mêmes impasses.

Pour ces raisons, j’ai longtemps préféré bannir autant que possible ces notions de mes interventions. J’y préférerais celle de « savoirs-faire sociaux » « savoirs-faire interactionnels » , ou plus simplement et de manière plus cohérente avec l’histoire de notre langue, « savoir-vivre », voire "savoir-vivre professionnel".

Mais rien n’y fait, la notion de savoir-être résiste encore et toujours aux coups de boutoir. Les nouvelles propositions se superposent, mais ne se substituent pas entièrement.

Et le résultat est déplorable.

Une de mes associées d’inSitu, non familière de notre milieu professionnel éducatif, me faisait une remarque pertinente : «Dans votre milieu, on a l’impression que tout le monde utilise des mots différents pour parler des mêmes choses. Ça ne facilite pas vraiment la compréhension ».

Actant le bien-fondé de sa remarque, je penche aujourd’hui pour un usage de la notion de savoir-être, car elle a bien percolé dans les milieux professionnels et RH. Vouloir la déboulonner est fatiguant (je le savais) et probablement contre-productif ( je l’admets maintenant).

Mais un usage proche de celui qu’a travaillé le Pr Henri Boudreault (Boudreault 2017) : en assumant la dimension située et composite, c'est à dire finalement en l’abordant comme n’importe quelle compétence. Ce qui à la fois 1/ permet d’en faire des objectifs de développement pédagogique plus cohérents avec les méthodes qui marche bien et durablement, et 2/ permet plus facilement d’en penser la transposition managériale dans le milieu de travail réel. Gardant ce présupposé en tête, l'inventaire qu'il propose me semble à la fois complet, réaliste et pragmatiquement efficace (cf illustration ci-dessous). Il a surtout l’intérêt de nous rappeler une nécessité absolue quand on essaie de penser cet obscur objet : toujours se demander dans quelle situation il apparait, et ce qu’on peut en attendre comme dans d'autres situations, aux conditions et finalités forcément différentes.

Bref, pour bien vivre avec les savoirs-être, il faut les situer.

C’est dans cet esprit que nous réfléchissons à notre plateforme inSitu. Mais même si l'outil embarque et incarne les concepts qui l'ont construit, cela ne suffit pas : il faut encore penser la manière dont on le mobilise. En d'autres termes, utiliser une plateforme ne dispense pas de réfléchir en équipe aux pratiques que l'ont construit derrière ces mots...


*comme il y a des sur-accidents après un accident de la route…


Boudreault, H. (2004). La formation professionnelle : Être. Milles Îles. Éditions Tout Autrement.
Boudreault, H. (2017). Interpréter et représenter les savoir-être professionnels pour pouvoir concevoir des environnements didactiques pour les faire développer, Actes du quatrième colloque international de didactique professionnelle, Association RPDP, 6-8 juin 2017, Lille.


 


Fig 1 : Panorama des savoirs-être proposé par H. Boudreault sur son blog https://didapro.me/2020/04/01/les-savoir-etre-professionnels/ à partir de travaux menés depuis 2004 dans le cadre de ses travaux de recherche à l'UQAM. Le panorama me semble très complet, et a l'énorme avantage de rappeler que chaque savoir-être doit être pensé dans son rapport aux évènements et finalités qui en révèlent l'expression.

Charles-Antoine Gagneur - inSitu

Charles-Antoine Gagneur

Chercheur associé à l’unité Formation et Apprentissages professionnels (Agrosup Dijon - CNAM - ENSTA), Charles-Antoine Gagneur explore depuis longtemps les relations entre travailler et apprendre. Après une thèse sous la direction de Patrick Mayen sur les modes d'apprentissages au quotidien dans les collectif de travail, il a conduit différents chantiers de recherche ayant en commun de mettre les apprentissage en situation au coeur de leur compréhension du travail.